vendredi 17 février 2017

7e dimanche ordinaire - A


En des mots très simples, d’une simplicité désarmante, Jésus énonce l’un des paradoxes les plus douloureux de l’existence humaine: Dieu «fait lever son soleil sur les bons et sur les mauvais, il fait pleuvoir sur les justes et les injustes» (Mt5,45). Si Dieu existe, et s’il est un Dieu bon, garant de la justice, il serait normal qu’il réserve un traitement de faveur aux hommes honnêtes et qu’il ne les confonde pas avec les malfaiteurs. Si le soleil est «son soleil», et s’il est donc libre de le faire briller sur qui il veut, Dieu devrait accorder une meilleure lumière aux gentils et punir les méchants dans les ténèbres. Ainsi on verrait qui est gentil, qui est méchant, et la création serait vraiment un monde de justice… Mais au contraire, préférant la confusion – semble-t-il – Dieu ne fait pas de distinction et il accorde aux impies une lumière d’aussi bonne qualité que celle qu’il donne aux hommes de bien, il fournit une pluie également profitable aux pécheurs et aux justes. 

Avec sa vieille sagesse aigrie et désabusée, l’auteur de l’Ecclésiaste (peut-être le roi Salomon, qui s’y connaissait assurément en vaines tristesses et en joies décevantes), remarque que cette confusion est une chose mauvaise: «Tout est identique pour tous; il y a un sort unique, pour le juste et le méchant, pour le bon et le mauvais, pour le pur et l’impur, pour celui qui sacrifie et celui qui ne sacrifie pas, pour le bon et le pécheur, pour celui qui prête serment et celui qui craint de prêter serment. C’est un mal, parmi tout ce qui se fait sous le soleil, qu’il y ait un même sort pour tous. Et le cœur des hommes est plein de méchanceté, la sottise est dans leur cœur durant leur vie et leur fin est chez les morts» (Qo9,2-3). A force de confondre les justes avec les pécheurs, à force de ne les distinguer en rien (tous naissent, vivent, meurent…) Dieu encouragerait – pense l’Ecclésiaste – la méchanceté des méchants et rendrait plus austère et plus pénible l’effort des hommes qui veulent persévérer dans la droiture. Dieu a-t-il vraiment intérêt à ce que les hommes soient ainsi égaux devant lui, alors qu’ils sont moralement différents? Salomon voudrait bien suggérer à Dieu de faire un petit quelque chose en faveur des saints, et de désavantager un peu les pécheurs… ce serait tellement plus simple! 

La réponse (déplaisante) à ce paradoxe, nous la connaissons. Lorsque Jésus, le seul juste, est venu dans le monde, il s’est laissé confondre avec les pécheurs. Lorsque volontairement il s’est soumis à la démarche pénitentielle du Baptiste (au point de le surprendre et de le faire hésiter; Mt3,14-15), Jésus a voulu se faire passer pour un pécheur ordinaire, pour un coupable des fautes quotidiennes que nous commettons tous – alors qu’il était, lui, et lui seul, innocent de toute complicité avec le mal. Et nous savons aussi que, ce faisant, il prévoyait qu’à la fin il serait à nouveau confondu avec les pécheurs, jusqu’à être crucifié entre deux délinquants, deux petites crapules, des “larrons” comme on dit: des brigands, des émeutiers, probablement meurtriers. Lui, l’innocent qui n’a prêché que le pardon et la réconciliation, qui a chassé les démons, qui a guéri les malades, qui a nourri les foules, qui a enseigné à ses disciples à faire le bien, le voilà mis au rang des malfaiteurs. Est-ce donc une bonne chose que le Christ ait été ainsi pris pour l’un de ces pécheurs sur qui Dieu fait lever «son soleil» en même temps que sur les justes? Mais c’est nous qui l’avons crucifié, et répondre à cette question exige de chacun qu’il fasse son examen de conscience. Il n’est pas inutile de nous souvenir d’ailleurs que le soleil, justement, s’est caché à ce moment-là, si l’on en croit l’évangile (Mt27,45). 


Il reste à examiner l’autre versant de cette affaire, celui qui nous concerne. Si nous avons été créés à l’image de Dieu (Gn1,26) et si Dieu ne fait pas de différence entre les justes qu’il aime et les pécheurs qu’il aime pareillement, nous devons nous aussi nous abstenir de juger et de compter notre générosité à l’échelle de la moralité que nous supposons chez notre prochain. Nous sommes très habiles pour nous dispenser d’aimer nos proches, les gens de notre entourage, et nous avons toujours de très bonnes raisons: si je n’aime pas untel, c’est qu’il ne le mérite pas. Je ne peux quand même pas aimer ceux qui ne sont pas aimables, je ne peux quand même pas être gentil avec ceux qui sont méchants. Je ne peux quand même pas être tolérant avec ceux qui sont intolérants… et l’argument est imparable. C’est en raison de la justice (d’une justice que je crois catholique, conforme aux dix commandements) que je choisis qui je peux aimer et qui je veux haïr. Jésus connaît très bien ce raisonnement et il nous fait remarquer ceci – pour notre honte: «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Est-ce que les publicains [précisément les infréquentables] n’en font pas autant? Et si vous ne saluez que vos frères, quoi de plus? Est-ce que les païens [encore plus repoussants que les publicains] n’agissent pas de même?» (Mt5,46-47). Cette remarque est d’une extraordinaire lucidité: choisir qui on aime, c’est précisément agir comme ceux qu’on renonce à accueillir, c’est pratiquer exactement la même injustice qu’on reproche à ceux qu’on se dispense d’aimer. Quelle incohérence! Je n’aime pas mon voisin, parce qu’il est pécheur; je ne veux aimer que les justes (et je veux choisir qui est juste); mais – me dit Jésus – en m’autorisant à n’aimer que ceux que je considère comme justes, j’agis précisément exactement de la même manière que ceux à qui je reproche leur injustice pour pouvoir les haïr en toute bonne conscience

Le monde ne se divise donc pas en deux catégories: d’un côté les bons qu’il faudrait aimer et les méchants qu’il faudrait haïr. Ce n’est pas comme cela, ce n’est pas pour cela que Dieu nous a créés. Le monde se divise en deux catégories: ceux qui choisissent qui ils aiment, et ceux qui aiment tout le monde. Notre Dieu est du côté de ceux qui aiment tout le monde. Voilà qui est clair, simple, digne de Dieu. Laissons aux autres le soin de n’aimer que ceux qui leur ressemblent. Nous ne serons chrétiens que dans la mesure où nous aimons aussi les non-chrétiens. A l’époque où l’on essaye d’attiser la haine entre les religions, il y a là un enjeu très important. Si des religions pensent devoir haïr ceux qui croient différemment, nous-mêmes nous savons que notre Dieu fait lever «son soleil» sur les catholiques et sur les non-catholiques et, pour cette raison, nous n’excluons personne de notre amour. Si Jésus est «le Sauveur de tous les hommes» (1Tm4,10), c’est pour que nous, ses disciples, aimions «tous les hommes avec une parfaite douceur» (Tt3,2). Ce qui semblait scandaleux au vieux Qohélet est devenu notre règle de vie. Jésus a subverti le paradoxe et nous a ainsi offert d’aimer à la mesure de Dieu. Seigneur, donne-nous ton amour! 


vendredi 10 février 2017

6e dimanche ordinaire - A


La lecture tirée du Siracide entendue tout d’abord est bien étrange. Ce texte, attribué à Salomon, est situé dans la tradition de sagesse d’Israël. Et pourtant, il semblerait que cette sagesse soit devenue étonnamment folle pour nous dire qu’il est facile de toujours faire le bien, qu’il est toujours possible d’éviter le mal… alors que nous constatons quotidiennement qu’il n’en est pas ainsi. 

«Si tu le veux, tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle» (Sir15,15). Voilà qui est facile à dire, mais qui ne m’aide pas. Paul, semblait mieux comprendre l’humanité et sa faiblesse, lorsqu’il reconnaissait: «Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas: car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je déteste… Car je sais que nul bien n’habite en moi, je veux dire dans ma chair; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir» (Rm7,15; 18). Alors qui a raison? Est-ce le sage de l’ancien Testament avec son éloge irréaliste d’une fidélité toujours possible? Ou bien est-ce saint Paul remarquant qu’il ne parvient pas à faire le bien? 

La question est sans doute mal posée – on ne peut opposer simplement deux textes bibliques car Paul connaissait le Siracide et ne pouvait le contredire: la Parole de Dieu ne vient pas nier la Parole de Dieu. En cas d’incohérence flagrante, c’est surtout une invitation à mieux lire qui nous est adressée. Peut-être qu’un détour par saint Augustin serait utile à ce sujet. En matière de liberté, de péché, de fidélité et de miséricorde, le grand évêque d’Hippone s’y connaissait assurément et on peut lui faire confiance; même si sa pensée est difficile, il peut nous aider à entendre ce qui nous semblait d’abord contradictoire. Nous lisons: 

«Dieu, par nature, ne peut pas pécher; mais celui qui participe de Dieu reçoit seulement de lui la grâce de pouvoir ne plus pécher. Or, cet ordre devait être gardé dans le bienfait de Dieu, de donner premièrement à l’homme un libre arbitre par lequel il pouvait ne point pécher, et ensuite de lui en donner un par lequel il ne puisse plus pécher: le premier pour acquérir le mérite, le second pour recevoir la récompense. Or, l’homme ayant péché lorsqu’il l’a pu, c’est par une grâce plus abondante qu’il est délivré, afin d’arriver à cette liberté où il ne pourra plus pécher. De même que la première immortalité qu’Adam perdit en péchant consistait à pouvoir ne pas mourir, et que la dernière consistera à ne pouvoir plus mourir, ainsi la première liberté de la volonté consistait à pouvoir ne pas pécher, la dernière consistera à ne plus pouvoir pécher» (1).

Augustin nous dit qu’il y a deux libertés. Au début, lorsque Dieu a créé l’homme, il lui a donné la liberté de pouvoir ne pas pécher. Adam (et Adam, c’est aussi chacun de nous) a été mis dans le monde avec suffisamment de lucidité, Dieu lui a donné assez de bonne volonté pour que, quelles que soient les circonstances, il ne soit jamais contraint de commettre le mal. Ainsi, en nous interdisant de pécher, Dieu ne nous demande pas quelque chose d’impossible. Dieu sait que faire le mal nous blesserait; faire du mal, faire le mal, c’est aussi se faire du mal, se nuire à soi-même. Dieu ne veut en aucun cas que les hommes se détruisent ainsi. Ce n’est pas pour cela qu’il nous a créés. Aussi, le Siracide a-t-il bien raison de rappeler ceci, qui est en fait une évidence: «Il n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission de pécher» (Sir15,20). Personne ne peut faire le mal et dire ensuite: «C’est Dieu qui m’a dit d’agir ainsi». Cela paraît idiot, en effet; et pourtant combien il est important de réaffirmer aujourd’hui encore que Dieu ne commande jamais la violence. Dans notre monde violent, il n’est pas rare que la religion soit précisément associée au meurtre, au crime, à la terreur… Pourquoi, à notre époque raisonnable et moderne, dans notre monde scientifique, pourquoi peut-on encore attribuer à Dieu l’origine d’une violence injuste et aveugle? Cela, le Siracide le dénonçait; et nous avons encore besoin d’entendre cette dénonciation comme si ce n’était pas évident! 

Ainsi, l’homme a été créé par Dieu (j’ai été créé par Dieu) avec assez de force pour n’être jamais obligé de péché. Il suffit que je consulte ma conscience, que je réfléchisse un peu avant d’agir, que je me souvienne que je ne trouverai ma joie que dans le bien que je fais, pour méviter concrètement de faire le mal. Et pourtant saint Paul a bien raison: combien de fois par jour a-t-il raison? J’ai honte de constater toutes ces mesquineries, ces lâchetés, ces maladresses, ces négligences, ou même ces trahisons, ces méchancetés, ces égoïsmes quotidiens. Combien de fois par jour est-ce que je choisis un mal que je n’étais pas obligé de commettre, pour un avantage lamentable et consternant? Je suis fragile et je vois bien que je renonce coupablement à réfléchir en conscience, que je me laisse tenter par ce qui ne peut qu’être décevant, que je préfère mon confort à l’amour de mon prochain. Alors comment le Siracide peut-il dire simplement: «Devant toi il a mis le feu et l’eau, selon ton désir étends la main» (Sir15,16)? Est-ce vrai qu’à chaque instant je peux choisir entre la vie et la mort et que je pourrais ne jamais choisir la mort? Mais je la choisis pourtant! 

Augustin nous aide à y voir clair dans ma liberté faillible: cette liberté qui peut toujours choisir le bien ne peut pas pourtant choisir toujours le bien. Je le sais dès que je fais mon examen de conscience. A chaque acte, je pourrais éviter le mal, mais je ne parviens pas à toujours le repousser. Et cela m’est douloureux. Je suis triste d’être pécheur. Mais cette douleur même m’est le signe d’une autre liberté, plus grande, plus forte, que je ne possède pas mais qui m’est promise. Un jour, lorsque Dieu m’aura pardonné toutes mes transgressions, lorsque Dieu m’aura accueilli avec miséricorde dans la joie définitive, alors je serai libre de ne plus jamais pécher, alors je serai libre de ne plus pouvoir pécher. Alors cessera la connaissance du bien et du mal. Alors je connaîtrai le bien (et le bien seul). 

Tant que dure le combat, je reste dans l’incertitude et ceci m’est douloureusement inconfortable. Mais cette souffrance même m’indique déjà le bonheur complet pour lequel Dieu m’a créé. Le Psaume (118,1-2) le dit, qui répond justement à la lecture: «Heureux est lhomme...» Et cette promesse est plus réelle que toutes mes défaites, car, au-delà de mes échecs, Dieu s'y est engagé. 


(1) Augustin, La Cité de Dieu, XXII, 30. 
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citededieu/livre22.htm#_Toc510879993


jeudi 2 février 2017

5e dimanche ordinaire - A


Quels sont les arguments que nous avons pour présenter notre foi? Quels discours raisonnables et attirants pouvons-nous tenir pour inciter des hommes à croire? Quels faits pouvons-nous rapporter pour convaincre nos contemporains que Dieu existe et qu’il nous aime? Si nous voulons suivre la méthode que saint Paul nous indique, il nous faut consentir à être en cela assez démuni: «Je n’ai rien voulu savoir parmi vous, rien, sinon Jésus Christ, le crucifié» (1Co2,2). Voilà qui ne nous simplifie pas la tâche. 

En effet, nous pourrions imaginer qu’une belle louange sur le caractère admirable de la création serait intellectuellement plus séduisante: regardez comment la nature offre un spectacle harmonieux et sublime; peut-on concevoir qu’il n’y a pas, à l’origine de tout cela, une intelligence surhumaine et bienveillante? On pourrait aussi aller du côté des miracles: lisez comment Dieu a libéré le peuple d’Israël au travers de la Mer rouge, comment Jésus a guéri des aveugles, comment il a ressuscité des morts, voyez comment aujourd’hui encore, à Lourdes, à Fatima, la puissance de Dieu rend la santé à des malades incurables et perdus; n’est-ce pas une preuve éclatante de la bonté de notre Créateur? On pourrait enfin mettre en valeur l’extraordinaire effort caritatif de l’Eglise catholique depuis des siècles: voyez comment la générosité des chrétiens accomplit de grandes choses, comment Camille de Lellis s’est préoccupé des malades, comment Vincent de Paul a soulagé les pauvres, comment Padre Pio a fondé des hôpitaux, comment Mère Teresa a réconforté les mourants; n’est-ce pas là le signe le plus éloquent que le Dieu de ces grands saints est le Dieu vrai et plein de bonté? Tout cela, nous pourrions le dire, et ce serait, assurément, de magnifiques paroles, pleines d’une vraie sagesse (1Co2,1). Mais pourtant, Paul choisit une autre voie pour évangéliser. Il ne veut parler que d’un homme cloué sur une croix en train de mourir. 

Pour comprendre les raisons de Paul, il convient sans doute de nous souvenir des circonstances de sa propre conversion. Celui qui lui est apparu sur la route de Damas, c’est Jésus persécuté (Ac9,5; 22,8; 26,15) et, plus précisément encore, c’est Jésus persécuté par Paul lui-même. En un éclair, Paul a été foudroyé par une lucidité aveuglante, blessé par une évidence intime et douloureuse: Paul a compris qu’il était, devant Dieu, celui qui a tué le messie. Bien sûr, Paul sait bien qu’il n’a pas historiquement tué le messie (il n’a pas siégé au sanhédrin, il n’était pas au pied de la croix). Mais par les fautes qu’il a commises, par son opposition injuste envers les chrétiens, il s’est rendu solidaire de tout le mal qui se fait dans le monde, tout le mal que Jésus a pris sur lui pour en être comme l’unique victime non-violente. Jésus a voulu que tout le mal des hommes retombe sur lui-même, afin de le recevoir avec humilité, patience, douceur et miséricorde. Il a voulu que tout le mal se concentre sur sa personne pour être en droit de pardonner à tout homme: «Père pardonne-leur» (Lc23,34). Voilà ce que Paul a perçu tandis qu’il était terrassé par l’appel du Christ: «Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu?» 

Ce qui a converti Paul, ce n’est donc pas un raisonnement bien fait pour lui prouver que Jésus est le Messie. Ce qui l’a déstabilisé, ce qui l’a ébranlé, c’est cette vision d’un homme à qui il voulait du mal, d’un homme dont il voulait détruire l’œuvre alors que l’œuvre de cet homme était précisément de pardonner à ceux qui voulaient lui nuire. La conscience simultanée de sa faute et de son pardon, l’évidence d’être et pécheur, et pardonné, voilà ce qui a bouleversé toutes les certitudes de Paul lorsqu’il a entendu la voix et vu le visage de Jésus douloureux, outragé et bienveillant. Le regard amoureux d’un homme torturé: voilà qui est plus fort que tous les discours persuasifs d’une apologétique bien construite. 

Désormais, Paul ne se présente pas avec les beaux discours qu’il avait appris chez Gamaliel pour disserter sur la loi de Moïse (Ac22,3). Paul vient en portant dans son propre corps les blessures de Jésus (Ga6,17) et c’est cette souffrance du Christ qu’il complète en sa propre chair (Col1,24) qui est l’argument le plus décisif que Paul expose pour convaincre, si possible, ses contemporains de la vérité de l’évangile. 

Ce n’est pas parce que Paul était un orateur éloquent que nous sommes chrétiens aujourd’hui. C’est parce que Paul a pris sa part de souffrance (2Tm2,3). Ce n’est pas parce qu’il a su présenter l’évangile en faisant une bonne publicité que nous connaissons Jésus, c’est parce que Jésus a fait de Paul son témoin jusqu’à l’extrême de la faiblesse et jusqu’à la mort. La méthode est austère. C’est ainsi que Dieu respecte au mieux notre liberté. Si quelqu’un veut croire, si quelqu’un désire annoncer l’évangile, il sait désormais qu’il ne peut s’attendre au triomphe ni aux éloges. Il sait que sa seule vérité, c’est la croix du Christ. 


samedi 28 janvier 2017

4e dimanche du temps ordinaire - A


Dans le monde qui est le nôtre, tellement agité de violences et d’angoisses, il est plus que salutaire d’entendre une fois encore l’évangile des béatitudes (Mt5,1-12). Ce mot même «Heureux», ce mot qui a tellement d’importance dans la mentalité biblique qu’il ouvre le Psautier («Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil des impies…»; Ps1,1), ce mot semble avoir perdu – non pas son sens – mais son usage. Si l’on sait encore ce que veut dire «heureux» en allant chercher dans un vieux dictionnaire, on se demande bien à qui on pourrait appliquer un tel qualificatif: de qui pourrait-on dire qu’il est heureux? Le mot «heureux» est un peu comme le mot «Dieu»: on sait encore à peu près le définir, mais on n’y croit plus. 

Or nous, chrétiens, nous croyons en Dieu, et parce que nous croyons en Dieu, nous croyons aussi au bonheur. Il ne s’agit pas d’un bonheur qui serait le fruit des forces de l’homme, d’un bonheur qu’on pourrait construire avec notre petite intelligence (si décevante); il s’agit d’un bonheur que le Christ nous révèle et auquel il nous associe par grâce. 

Ce bonheur possède quelque chose de vraiment paradoxal si l’on regarde de près tout ce qu’il faut pour être heureux: pauvreté, larmes, douceur, désir de justice, aptitude à pardonner, pureté du regard, souci pour la paix – et même persécutions et insultes. Tout cela ne paraît pas très enviable. Il y a dans ces attitudes des choses qu’on aimerait fuir, d’autres qui paraissent inaccessibles. Aucune ne renvoie au plaisir, aucune ne renvoie au confort, comme si le bonheur était exactement le contraire de ce bien-être joyeux qui est mesuré de nos jours par le pouvoir d’achat. Et pourtant, si nous sommes chrétiens (c’est-à-dire: si nous croyons de tout notre cœur toutes les vérités que l’Eglise nous propose de croire, que Dieu existe, qu’il est amour, que le Christ est mort pour nos péchés et qu’il est ressuscité le troisième jour), si nous croyons tout cela avec notre intelligence, c’est pour pouvoir vivre concrètement de ces attitudes d’humilité généreuse et de patiente sobriété, et pour nous réjouir de vivre ainsi. 

On remarque habituellement que ce style de vie, qui est la marque propre du christianisme, est aussi un portrait de Jésus en croix: c’est lui, en effet, qui s’est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté, c’est lui qui pleure sur notre misère comme il a pleuré devant le tombeau de Lazare, c’est lui qui est «doux et humble de cœur» (Mt11,29; et Dn3,87), c’est lui qui a hâte de communiquer aux hommes la justice de Dieu, c’est lui qui pardonne, même à ceux qui le torturent sans raison, c’est lui dont le regard est «trop pur pour voir le mal» (Hab1,13) alors même qu’on le fait souffrir, c’est lui qui est le Fils de Dieu qui laisse à ses disciples la paix, sa paix (Jn14,27); c’est lui qui est persécuté chaque fois qu’un homme fait la guerre à un autre homme, c’est lui qui est insulté chaque fois qu’un croyant est rabroué en raison de sa foi. C’est lui, en un mot, qui est «heureux». 

La question devient alors très austère: le Christ était-il vraiment heureux sur la croix? peut-on être heureux sur la croix? n’est-ce pas là une attitude morbide et contre-nature? La réponse est assez simple, que seuls les simples comprennent: dans la souffrance, Jésus avait plus de joie à aimer qu’il n’avait de douleur à être torturé. Dans toute sa vie, et jusque sur la croix, Jésus a connu ce bonheur de ne jamais haïr quiconque, et ce bonheur était plus grand, plus profond, plus réel que toutes les oppositions, toutes les vicissitudes, et même que la mort. 

Nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain. Nous serions bien fous de vouloir être heureux si nous avons de la chance – nous résignant à être malheureux dans le cas contraire. Je ne sais pas ce qui m’arrivera demain, mais je sais que si, demain, quoi qu’il arrive, je veux aimer tous les hommes, alors je serai heureux. Je serai heureux d’être pauvre, heureux de consoler, heureux d’être sans rancune, heureux de vouloir un monde plus juste, heureux de pardonner et d’inviter au pardon, heureux de vivre modestement, dans une chaste réserve, heureux de me dépenser pour construire la paix. Et si l’on m’insultait pour cela, je n’en serais que plus heureux, car alors il serait évident que ce bonheur ne vient pas de moi, mais qu’il m’est donné. 


vendredi 20 janvier 2017

3e dimanche du temps ordinaire - A


«Moi, j’appartiens à Paul – Moi, j’appartiens à Apollos – Moi, j’appartiens à Pierre – Moi, j’appartiens au Christ» (1Co1,12). Avant de tirer des leçons générales d’une telle cacophonie, essayons de préciser un peu concrètement de quoi il s’agit. 

Est-il nécessaire de présenter Paul? Les Corinthiens le connaissent, ainsi que le rapporte le livre des Actes des Apôtres (18,1-18). C’est à Corinthe que Paul rencontre Priscille et Aquilas, juifs romains, convertis au Christianisme et chassés de Rome par l’édit de Claude (1). C’est à Corinthe qu’il prêche dans les synagogues et qu’il est confronté à une farouche opposition. C’est là qu’il prend la décision de diriger son ministère d’évangélisation vers les païens. Qu’est-ce donc qu’appartenir à Paul?

Apollos est un Juif d’Alexandrie qui a connu l’évangile par des disciples de Jean-Baptiste. Priscille et Aquilas, reconnaissant la sincérité de sa conversion, mais voyant également les lacunes de sa formation, lui enseignent d’une manière plus complète ce qu’il en est de l’Eglise et de ses rites. Le baptême de Jean ne suffit pas: c’est au nom du Seigneur Jésus, dans l’Esprit Saint, qu’il faut être plongé pour appartenir au Christ (Ac18,18-24). Apollos est donc un prédicateur zélé, mais dont l’ardeur devait être formée et construite. Sans la bienveillance de Priscille et Aquilas, son ministère n’aurait pas porté beaucoup de fruits. Apollos s’est rendu à Corinthe, tandis que Paul n’y était plus (Ac19,1). Qu’est-ce donc qu’appartenir à Apollos?

Pierre également nous est très connu. Son lien à Corinthe est plus difficile à établir. Y est-il venu? On ne peut, comme donnée fiable, que se fonder sur ce que Clément de Rome dit aux Corinthiens dans une lettre qui date de la fin du Ier siècle: «regardons les saints Apôtres: Pierre, victime d’une injuste jalousie subit non pas une ou deux épreuves, mais de nombreuses, et après avoir ainsi rendu son témoignage, il s’en est allé au séjour de la gloire, où l’avait conduit son mérite. C’est par suite de la jalousie et de la discorde que Paul a montré quel est le prix de la patience: chargé sept fois de chaînes, exilé, lapidé, il devint héraut du Seigneur au levant et au couchant, et reçut pour prix de sa foi une gloire éclatante» (2) Si Clément cite Paul et Pierre à ses correspondants corinthiens, c’est probablement que ceux-ci avaient une certaine connaissance des deux Apôtres; mais s’agissait-il, pour Pierre, d’une connaissance personnelle ou d’une relation seulement épistolaire? Il serait difficile de préciser. En particulier, Pierre connaissait-il également Priscille et Aquilas? Il est impossible, je crois, de se prononcer sur cette question. Qu’est-ce donc qu’appartenir à Pierre?

Le Christ: il semblerait inconvenant de demander qui il est, car nous pensons tous le connaître. Et pourtant, Jésus est sans doute l’homme le plus mystérieux et le plus insaisissable de cette liste. Il avait demandé à ses disciples: «Pour vous, qui suis-je?» – et Pierre avait répondu: «Tu es le Christ» (Mc8,29). Mais cette réponse trop simple ne peut suffire à clore le sujet. A la lumière de cette question, chacun peut s’examiner en se demandant qui est le Christ pour lui; et qu’est-ce que le Christ vient changer dans sa vie. Avant de donner la bonne réponse généreuse («Moi, j’appartiens au Christ»), il convient de vérifier quel est le lien réel, concret, qui m’attache à Jésus persécuté, à Jésus doux et humble de cœur, à Jésus miséricordieux, à Jésus crucifié. Qu’est-ce donc qu’appartenir au Christ?

Et il ne faudrait pas enfin oublier le dernier intéressé de cette affaire : «moi»; «moi, j’appartiens»… mais à qui puis-je dire que j’appartiens? Instinctivement, j’aurais envie de définir ma liberté comme le fait de n’appartenir à personne, ou d’être à moi-même mon seul et unique propriétaire: «ni Dieu, ni maître» disait-on avec une rage un peu naïve. Mais, dès que je réfléchis un peu lucidement, je vois bien que j’appartiens (à mon insu et avec mon consentement) à des tas d’influences qui s’exercent sur moi de manière plus ou moins sournoises. J’appartiens à la mode, à la publicité, aux sondages, à l’opinion, à l’image que je veux renvoyer de moi-même… et rien de tout cela n’est vraiment sincère. Si je pense n’appartenir à personne, c’est peut-être que j’évite de voir que je suis l’otage de beaucoup de monde. La liberté, la vraie liberté, est d’un autre ordre. Être libre, c’est appartenir à celui qui me rend libre. La liberté, c’est de servir Dieu, d’appartenir au Christ. Mais justement, appartenir au Christ est une liberté difficile, subtile, délicate, instable même, tant les sollicitations sont fortes pour me conduire à appartenir aussi à d’autres que le Christ, à d’autres qui ne me rendent pas libre. 

«Moi, j’appartiens au Christ!» Cette définition du chrétien est belle, exigeante, lucide, courageuse. Et c’est parce que j’appartiens au Christ que je me dois à l’Eglise, aux Apôtres, aux ministres et à tous les hommes. Serviteur du Christ, j’appartiens aussi à tous les pauvres dans lesquels le Christ veut être aimé, j’appartiens à tous les blessés de la vie qui sont autant de visages de Jésus souffrant. Cette appartenance ne m’enferme pas; elle déploie ma capacité à aimer dans une dimension nouvelle, pour exiger de moi que je regarde tout homme comme mon propre frère. C’est dans la mesure où je n’ai de haine envers personne, dans la mesure où je suis prêt à servir quiconque, dans la mesure où jappartiens à tous les hommes que, vraiment, j’appartiens au Christ. 


(1) L’édit de Claude expulsant les Juifs de la ville de Rome est sujet à controverse. Mentionné par saint Luc (Ac18,2), il est également décrit par Suétone: «Il chassa de la Ville les Juifs qui se soulevaient sans cesse à l’instigation d’un certain Chrestus» (Vie de Claude, XXV). L’ampleur de cette mesure reste difficile à cerner (de quelques individus expulsés à un exode massif); la durée de cet exil paraît cependant avoir été brève. 

(2) Clément de Rome, Lettre aux Corinthiens (écrite vers 96 ap. J.C.), 5. Paul est encore nommé, seul cette fois, au chap. 47. 

vendredi 13 janvier 2017

2e dimanche du temps ordinaire - A


Le ministère de Jean Baptiste est l’une des choses les plus étranges de l’histoire. Au premier siècle (qui, il faut l’avouer, ne manquait pas de personnes et d’événements étonnants), pourquoi un homme sorti de nulle part s’est-il rendu dans le désert pour prêcher la conversion, pour célébrer un rite d’immersion dans le fleuve? Deux questions se posent : à quoi sert tout cela? Qui a pu lui inspirer une telle mise en scène? L’évangile que nous venons d’entendre nous indique les réponses (deux réponses difficiles) à ces deux questions. 

Quel est le but de ce mode de vie tellement déroutant? Jean voulait désigner le messie. Il voulait croiser un jour quelqu’un dont il pourrait dire: «Voici l’agneau de Dieu» (Jn1,29; 36); «celui-ci est le Fils de Dieu» (Jn1,34). Il ne savait pas de qui il le dirait, mais il devait le dire. «Moi, je ne le connaissais pas, mais je suis venu donner ce baptême d’eau pour qu’IL soit manifesté à Israël» (Jn1,31). Jean pensait, croyait, savait (on ne sait comment dire) que telle était sa mission, et il voulait la remplir. Si l’on en croit saint Luc, ce ministère unique avait été prophétisé par son père, Zacharie, lorsque, après une période de mutisme, il avait célébré à nouveau la louange du Seigneur: «Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui visite et rachète son peuple… et toi, petit enfant, tu seras appelé “prophète du Très Haut”» (Lc1,68; 76). Comment Jean pouvait-il devenir ce prophète qui devait préparer le chemin du Seigneur? Un oracle d’Isaïe lui a servi de guide : «Une voix crie: “Dans le désert, frayez le chemin de Seigneur; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu”» (Is40,3; Jn1,23). Et Jean est parti au désert. A quoi cela sert-il de crier dans le désert? A rien, bien sûr. Mais c’était cela l’idée qui était venue à Jean, en pensant que c’est là, dans le désert, qu’il pourrait croiser le Messie, le Seigneur qui vient. A-t-il été surpris de voir que des foules venaient à lui? Nous ne le savons pas. Il pensait surtout rencontrer le Sauveur, et voici qu’il accueillait le peuple tout entier. Si le Seigneur était venu à lui, seul, il n’aurait pas eu de mal à le reconnaître: c’est lui! Mais dans cette foule, comment faire? Mais Jean ne se trompe pas. «Il voit Jésus venant à lui, et dit [en toute assurance, en toute certitude, sans l’ombre d’un doute]: “Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde”» (Jn1,29). 

Qu’est-ce qu’un «agneau de Dieu qui enlève le péché du monde»? Les Juifs savaient ce qu’est un agneau consacré à Dieu, offert en sacrifice, qui enlève les péchés du peuple. Mais Jean-Baptiste, en utilisant ces mots très connus, les décale, les subvertit. Mais voilà ce qu’il dit, ce qu’il veut dire, même si tout cela devient encore plus incompréhensible. 

Seconde question: d’où lui viennent cette manière de vivre et ces paroles aussi déconcertantes? Est-il simplement un peu dérangé? Les événements qui ont entouré sa naissance de deux vieillards ne plaident pas pour une enfance qui lui aurait assuré un équilibre émotionnel normal et les psychologues de tous bords, de toutes écoles, peuvent se pencher avec intérêt sur le cas de ce jeune homme qui vit dans le désert dans une ascèse d’une austérité effrayante. Le portrait clinique du Baptiste est, dans sa bizarrerie, assez clair. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. 

Jean est peut-être assez lucide sur lui-même (il l’a montré; Jn1,19-23) pour qu’on prenne au sérieux ce qu’il dit de lui-même: «Moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser, celui-là m’a dit: “Sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, C’EST LUI qui baptise dans l’Esprit Saint”» (Jn1,33). Plutôt que de se demander ce que sont ces voix (étaient-elles intérieures à la conscience, entendues dans l’imagination?) il vaut mieux s’interroger sur l’identité de celui qui parle à Jean. Qui est-il «celui qui [l]’a envoyé baptiser»? Si Jean le désigne mais ne le nomme pas, il ne faut pas nous hâter de donner la bonne réponse: c’est Dieu le Père, bien sûr. Jean ne saurait dire cela. Il est trop ébranlé, sans doute, par le contenu du message qu’il porte et qu’il ne peut pas taire. Comment dans le contexte du Judaïsme peut-il désigner un homme en disant: «c’est lui le Fils de Dieu»; pour des hommes religieux, c’est presqu’un blasphème. A la fin de l’histoire, les Juifs (peut-être certains de ceux qui étaient venus se réjouir auprès de Jean) expliqueront à Pilate: «Nous avons une Loi et d’après cette Loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu» (Jn19,7). Comment Jean doit-il dire: «c’est lui le Fils de Dieu»? Comment dans le contexte du sacerdoce (Jean est prêtre, fils du prêtre Zacharie – ne l’oublions pas) peut-on parler d’un agneau qui enlève le péché du monde, le péché des autres, le péché des non-Juifs? Qui peut inspirer à Jean un message tellement heurtant, tellement contradictoire avec les convictions religieuses ordinaires de son époque et de son milieu? Il ne le nomme pas, il ne sait pas qui l’a envoyé. Mais il sait qu’il lui est impossible de se taire. Et si énigmatique que soit le message qu’il porte, il doit le délivrer – et il le dit: «Voici l’agneau de Dieu» (Jn1,29; 36); «celui-ci est le Fils de Dieu» (Jn1,34). 

Annoncer quelqu’un qui bouscule nos convictions, témoigner de qui vient déranger nos habitudes, proclamer la bonne nouvelle d’un Messie inattendu: voilà quelle fut la mission de Jean. Il l’a fait. Notre monde n’attend pas plus, pas moins, le Christ que la Judée du premier siècle. Jésus ne nous gêne pas plus, pas moins, qu’il ne venait contrarier les Juifs d’alors. C’est ce Christ qu’il faut annoncer. 


jeudi 5 janvier 2017

Epiphanie


Avec une virtuose sobriété, saint Matthieu décrit cette improbable rencontre entre des mages venus de l’Orient (Mt2,1) et un nourrisson. Le fait possédait pourtant tout ce qu’il faut pour sembler étrange. Le folklore ne s’est pas privé d’en exploiter avec toutes les ressources de l’imagination le caractère exotique et l’iconographie à ce sujet est abondante. Mais la parole évangélique est très simple, très contenue, très sereine. Si le récit des péripéties qui précèdent et qui suivent l’épisode paraît plein de bruit et de fureur, l’entrevue est décrite en un verset seulement. «Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère; et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents: de l’or, de l’encens et de la myrrhe» (Mt2,11). Dans sa brièveté, ce texte est pourtant très riche et permet de voir la scène, non pas pour imaginer le tintamarre d’un cortège hétéroclite et somptueux, mais pour découvrir l’essentiel. Il s’agit d’être attentif. 

On nous parle tout d’abord d’une «maison». Si l’enfant Jésus fut couché dans une crèche, d’après saint Luc (2,7), ce qui suggère plutôt une sorte d’étable, il a vécu les premiers jours de sa vie dans une maison. De fait, Jésus est l’accomplissement de la promesse que Dieu avait faite à David qui voulait construire un temple: «Le Seigneur t’annonce qu’il te fera lui-même une maison» (2S7,11), c’est-à-dire une descendance royale. Cette maison dans laquelle se tient l’enfant indique ainsi à la fois le sanctuaire et la dynastie qui sont, pour un Juif, les deux signes de la présence et de l’action de Dieu dans l’histoire de son peuple. 



Dans la maison, les mages voient l’enfant et Marie. Le spectacle est des plus ordinaires: un bébé et sa jeune mère. Est-ce pour voir cela qu’ils sont venus? Oui, c’est pour cela. Ils savaient qu’ils venaient voir un enfant (Mt2,2). Quel est le sens de toute cette démarche? Ces mages, pour autant qu’on puisse le savoir, sont des hommes intelligents, cultivés, des lettrés dirait-on. Ils ne sont pas Juifs (puisqu’ils ignorent les Ecritures et qu’ils doivent demander conseil aux gens de Jérusalem; Mt2,2) – on peut émettre l’hypothèse vraisemblable qu’ils sont philosophes iraniens, zoroastriens de culte (1). Qu’est-ce qui peut bien pousser des étrangers, des intellectuels, à venir voir un enfant qui n’est pas de leur peuple et qui ne parle pas? 

La rencontre devient d’autant plus surprenante qu’ils lui offrent des cadeaux. Ils sont venus avec des trésors; ils sont donc riches. Sur ces cadeaux, on a beaucoup médité. Certains fantasment sur la valeur de ces présents. Si la myrrhe et l’encens ne nous intéressent plus tellement (nous ne savons plus ce que c’est), l’or nous fascine encore. Et il en est qui se demandent, si les mages ont laissé à Marie quelques lingots, ce qu’est devenue cette richesse. Mais c’est mal lire l’évangile. L’essentiel est ailleurs. Tout d’abord, le texte ne suggère pas que les cadeaux aient été somptueux, que les mages aient donné tous leurs trésors. Ils ont ouvert leur trésor et en ont tiré un petit quelque-chose. Il est ainsi probable qu’ils aient donné un modeste objet en or, un grain d’encens, un petit flacon de myrrhe (2). Certes, suivant une lecture symbolique, l’or désigne le roi, l’encens honore Dieu et la myrrhe préfigure la mort… mais il s’agit là encore d’ajouts au texte, qui est plus dépouillé. 

Mais le paradoxe est plus difficile encore. Dans l’évangile, ceux qui s’approchent de Jésus reçoivent de lui quelque-chose: une parole de sagesse, le pardon de leurs fautes, une guérison. Habituellement, c’est Jésus qui donne. Ici, Jésus reçoit. S’il donne, il ne donne que sa présence. 

Il faut pourtant que les mages aient reçu quelque-chose. On ne fait pas un tel voyage, aussi incertain, pour aller seulement offrir à un nouveau-né inconnu trois babioles. Qu’ont-ils reçu dans ce périple extravagant? Après avoir vu Jésus, les mages ont dormi nous dit l’évangéliste, qui ajoute qu’ils furent «avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode» (Mt2,12). Le mot grec et la traduction latine pour «avertis en songe» est un verbe particulier, précis, qui suggère que les mages ont reçu une réponse à une question qu’ils se posaient. Tout ceci ne nous dit plus grand-chose, mais les hommes antiques faisaient cela: lorsqu’ils portaient en eux un doute, une inquiétude, ils allaient dans un sanctuaire et y passaient une nuit et ils pensaient ainsi, d’une manière ou d’une autre, recevoir quelque indication surnaturelle. Cela nous paraît superstitieux peut-être, et en effet cette pratique était répandue dans le paganisme; pourtant, aujourd’hui encore, aller passer deux jours à l’hôtellerie d’une abbaye ou dans un sanctuaire, c’est une bonne manière chrétienne d’aller confier au Seigneur une difficulté personnelle ou une question qu’on se pose. Et en deux jours de recueillement, dans le silence d’un moment de prière, Dieu peut nous donner une lumière. 

Voici donc, probablement, la clef de cet épisode. Quelle est la question que les mages portaient en eux qui les a conduits à aller voir l’enfant Jésus? La formuler explicitement serait difficile (d’ailleurs toutes les questions ne sont pas toujours explicites, et parfois la démarche spirituelle consiste justement à les préciser). Leur question pouvait concerner leur culte, leur science. Je risque une hypothèse approximative: ils avaient vu cette étoile qui leur suggérait qu’un Dieu qui n’était pas le leur était né en Judée. Devaient-ils tout quitter, abandonner leurs pratiques, leur sagesse, pour aller vivre aux côtés de ce nouveau roi? Ou bien pouvaient-ils, tout en restant chez eux, recevoir de lui ce qu’il faut pour être sauvés? La réponse est qu’ils peuvent rentrer chez eux. Si «le salut vient des Juifs» (Jn4,22), il est possible d’être sauvé dans toutes les cultures, sur toute l’étendue de la terre. Si «les païens sont associés au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus» (Ep3,6) et si tel est bien le sens de l'Epiphanie, les mages, les païens ne sont pas associés au salut en rejetant ce qui fait leur identité, mais au contraire en rentrant chez eux. Et s’ils rentrent par un autre chemin, c’est autant pour éviter Hérode, que pour signifier le changement spirituel qu’ils ont vécu dans cette rencontre. 

Voilà ce que les mages voulaient savoir: devaient-ils quitter leur terre parce qu’ils avaient trouvé une vérité qui n’habitait pas chez eux? Non, ayant trouvé la vérité, ils devaient rentrer chez eux pour y apporter ce qu’ils avaient contemplé. La rencontre entre ces intellectuels zoroastriens et ce nourrisson qui ne balbutiait pas encore était étrange, mais la vérité qui y fut révélée est aujourd’hui encore le trésor de l’Eglise et l’argument toute évangélisation. 

(1) Cette idée a été illustrée abondamment par J. BIDEZ – F. CUMONT, Les Mages hellénisé – Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque (1938), Collection d’Etudes Anciennes – série grecque n° 134, Les Belles Lettres, Paris, 2007. 

(2) Il est probable que le terme désigne un parfum dilué dans de l’huile (Ex30,23-25) plutôt que la résine elle-même, selon l’usage biblique de l’onction. 

Illustration tirée des Très riches heures du duc de Berry:
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